Cartographie historique et espace colonial

Dans le cadre de mon mémoire de maîtrise, je prévois utiliser une approche géohistorique afin de mieux comprendre la dialectique entre le choix du tracé, les impératifs impériaux, les dynamiques de coercition ainsi que la quotidienneté des travailleurs et les formes de leurs résistances à la construction du chemin de fer. Or, selon de nombreux chercheurs, il faut se méfier de la reproduction des structures de domination lorsque l’on cartographie l’espace colonial. Dans la littérature postcoloniale, la cartographie est même perçue comme un instrument d’oppression symbolique et de contrôle[1].

Comme le souligne avec acuité Pierre Singaravélou et Paul Claval, la connaissance d’un territoire est un pouvoir. C’est un instrument indispensable pour conquérir l’espace, pour l’équiper et l’administrer efficacement[2]. La cartographie de l’espace coloniale peut même être qualifiée de vaste entreprise de prise de contrôle et de « pénétration » du territoire. Les cartographes de l’époque procèdent au dénombrement des hommes et relèvent les ressources naturelles, les productions, le climat et les conditions sanitaires. Ces projets géographiques servent, non sans le savoir, les intérêts de la domination coloniale et décuplent les capacités de l’État à commander les populations « indigènes » et à « mettre en valeur » ses possessions d’outre-mer. Leur savoir géographique est construit de manière à être en mesure de comprendre et de savoir comment fonctionne le pouvoir dans les nouvelles régions dans lesquels les Européens tentent d’imposer leur domination. Les cartographes utilisent le savoir vernaculaire et les structures existantes afin de rendre aussi intelligible qu’un livre un espace qui leur était totalement méconnu.

Dans l’objectif de répondre aux impératifs impériaux de « mise en valeur » économique du territoire, les gouvernements métropolitains financent des centres de cartographie. Toutefois, ce ne sont pas les seules raisons qui motivent les Européens dans leur quête cartographique. Ils cherchaient, vraisemblablement, à créer un espace, une altérité, avec les peuples « d’orient » ou d’Afrique. Ils imposent des lignes et des contours symboliques à des espaces coloniaux afin « d’opposer de façon binaire le territoire métropolitain, aux espaces étrangers et périphériques[3] ». C’est aussi une manière d’exposer le potentiel des nouveaux territoires conquis : de vastes espaces qui regorgent de ressources laissées pendant trop longtemps en friche.

Malgré le danger évoqué plus haut, je trouve tout de même pertinent de poursuivre mon projet géographique. En revanche, il est important de légitimer mes choix méthodologiques afin de me prémunir des critiques. Je suis conscient des dangers qu’implique un tel projet de cartographie, notamment en ce qui concerne la reproduction des rapports de domination[4]. Puisqu’elle conféra aux conquérants les outils nécessairement à l’atteinte de leurs objectifs ainsi que la « justification intellectuelle de la colonisation », la géographie fut bel et bien un outil colonial[5]. Or, pour ma part, bien que j’utilise la cartographie afin d’étudier la période coloniale, je ne chercherai pas à reproduire de telles pratiques, mais plutôt à utiliser la carte afin de mettre en lumière les « tactiques » et un espace plus subtil dans lequel les personnes dominées se sont approprié l’espace. Étudier la manière dont s’est négocié l’espace, cherchant les résistances des populations « indigènes », « voire leur indifférence à l’égard du fait colonial[6] ». Nous ne chercherons pas à produire un espace (an imaginative geography), mais bien à interpréter l’espace comme un lieu de négociations et de pratiques sociales. Ma carte n’agira pas comme un outil de violence épistémique « à l’encontre du colonisé, le contraignant à percevoir son propre territoire comme un espace étranger »[7]. Au contraire, je prévois l’utiliser afin d’illustrer la conscience géographique de certains individus ainsi que l’affirmation de leur existence dans un espace que les géographes coloniaux ont essayé de leur retirer. Grâce à ma carte et ma méthodologie, je prévois être en mesure de donner voix à un espace laissé muet par la cartographie coloniale.


[1] Pierre Singaravélou, L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, 19e et 20e siècle, Paris, Belin, 2008, p. 49.

[2] Paul Claval, « Réflexion sur la géographie de la découverte, la géographie coloniale et la géographie tropicale », dans L’empire des géographess.d., p. 7‑26.

[3] Pierre Singaravélou, L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, 19e et 20e siècle, op. cit., p. 51.

[4] Pierre Singaravélou, L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, 19e et 20e siècle, op. cit.

[5] Pierre Singaravélou, « Géographie et colonisation : approches historiographiques », dans L’empire des géographes. Géographie, exploration et colonisation, Paris, Belin, 2008, p. 47.

[6] Ibid., p. 53.

[7] Paul Carter, The Road to Botany Bay: An Exploration of Landscape and History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, 384 p.

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