Albert Londres et le Congo-Océan

Bien qu’à première vue cette source peut sembler anodine dans l’optique d’une étude portant sur la migration de travailleurs à l’époque coloniale, il en est tout autre. La qualité du récit de Londres combiné avec la clarté de sa vision de la colonisation de l’Afrique offre un regard nouveau à l’historien qui souhaite se pencher sur les déplacements de population lors de la construction du chemin de fer Congo-Océan. Le témoignage de Londres dans le chapitre Le drame du Congo-Océan[1] nous offre un point de vue fort intéressant sur les modalités de déplacement des travailleurs qui se retrouvent forcés de migrer de leurs terres natales vers les chantiers du chemin de fer au cœur du massif montagneux du Mayombe.

            Le chapitre vingt-sept de Terre d’ébène[2] est publié pour la première fois sous la forme d’une chronique dans le Petit Parisien du vendredi 9 novembre 1928[3] par le journaliste français Albert Londres. En raison de la popularité de ces chroniques, elles ont été rééditées, sous forme de livre, en 1929 chez l’éditeur Albin Michel. En somme, le livre de Londres relate son séjour dans les colonies d’Afrique-Occidentale française et d’Afrique-Équatoriale français alors qu’il passe, dans les mots de l’auteur, « quatre mois parmi nos Noirs d’Afrique ». L’objectif central de ce livre était d’exposer la relation qui unit les Français et les « indigènes », dresser un réel plaidoyer contre la colonisation et la violence faite aux habitants des colonies. Le dernier chapitre, celui qui porte sur la construction du chemin de fer Congo-Océan, corrobore particulièrement cette idée de plaidoyer alors qu’Albert Londres s’adresse au ministre des colonies : « Épuisés, mal traités par les capitas, loin de toute surveillance européenne (monsieur le ministre des colonies, j’ai pris à votre intention quelques photographiques, vous ne les trouverez pas dans les films de propagande), blessés, amaigris, désolés, les “indigènes” mourraient en masse[4] ». Le contexte de production de ce livre peut être interprété à deux échelles. La première, plus macro, est celui d’un « âge d’or » de la colonisation française en Afrique alors que les administrateurs coloniaux procèdent notamment à la mise en place d’une administration « permanente » dans leurs colonies, au développement de chantiers pour la « mise en valeur[5] » de leurs territoires coloniaux africains et la mise en place d’un système de commandement[6] et de maintien de l’ordre[7]. Le second, plus micro, est celui de la décennie durant laquelle la France procède à la construction du chemin de fer Congo-Océan. En réponse aux atrocités qui ont lieu sur les chantiers, nombre de journalistes interrogent des témoins ou vont sur les lieux afin de contempler l’ampleur du désastre qui se joue en AEF. Albert Londres est un de ces journalistes.

            En rédigeant ce chapitre, Londres avait vraisemblablement pour objectif de partager, avec les métropolitains, voire rapporter au BIT (Bureau international du travail) tout juste naissant, « le drame qui se joue [en Afrique-Équatoriale français][8] ». Le chapitre débute avec un récit aux allures d’une histoire pour enfant mettant en scène le « gentil » gouverneur général (Augagneur au début, puis Antonetti) qui essaie, tant bien que mal, de réveiller une colonie endormie[9]. Une colonie dont le gouvernement décide, avant d’en avoir les moyens, de construire un chemin de fer : un boulanger, qui face à la demande d’un gouverneur qui réclame du pain et n’ayant pas de farine, décide, pour donner l’impression qu’il obéit, de commencer à brasser dans le vide[10]. Cette section, bien qu’intéressante, ne nous permet toutefois pas de progresser vers notre objet d’étude, qui est, rappelons-le, les mouvements migratoires des populations « indigènes » mobilisées pour la construction du chemin de fer Congo-Océan. En revanche, dès la page 221, le témoignage de Londres devient plus intéressant. Il y décrit le long séjour des « indigènes » recrutés de force qui doivent se rendre à Brazzaville. On y apprend que les hommes étaient transportés sur des chalands faits pour les marchandises, que les administrateurs coloniaux y entassaient « la cargaison humaine dessus et dessous[11] », que les voyageurs de l’intérieur étouffaient, alors que ceux du plein air ne pouvaient se tenir ni debout ni assis[12] » et que chaque jour une ou deux recrues tombaient dans le Chari, dans la Sangha ou dans le Congo[13] ».

            Il décrit ensuite la route empruntée, entre Brazzaville et les Chantiers par les recrues dont il estime la durée à trente jours. Dans cette section de son récit, nous apprenons que les convois n’étaient que rarement accompagnés par des porteurs de vivres, que les gardiens ne pouvaient leur donner à manger et que le cortège, à son arrivé sur les chantiers, « n’étaient plus qu’un long serpent blessé, perdant ses anneaux, Bayas écroulés, Zindès se traînant sur un pied, et capitas les rameutant à la chicotte[14] ». Londres nous rapporte aussi des chiffres assez importants comme le nombre de personnes recrutées en Oubangui-Chari et le nombre de personnes qui arrivent aux chantiers[15]. Ces données statistiques nous permettront de souligner, dans un premier temps, la mortalité importante qu’impliquait le transport des travailleurs et, dans un deuxième temps, l’importance du phénomène de fuite comme pratique de résistance lors du convoiement des recrues. La fin du chapitre est, quant elle, assez révélatrice de la réalité physique du sol des routes empruntées par les travailleurs. En effet, Londres qui effectue lui-même la route entre Pointe-Noire et Brazzaville décrit la route comme un segment difficilement praticable : « tous les cent mètres je glissais et, après avoir tournée comme une toupie ivre, interrompant mon ascension, je piquais du nez ou je m’étalais sur le dos[16] ». Un passage comme celui-ci nous permet de décrire les conditions dans lesquels les travailleurs et les porteurs, qui devaient transporter jusqu’à 30 kilos de matériel sur leur tête ou parfois déplacer des barils de ciment environnant les 300 kilos[17], devaient se déplacer entre les chantiers et les différents postes administratifs.

            Afin d’évaluer la validité et la pertinence de la source, il est important d’effectuer une critique interne et externe de cette dernière. Tout d’abord, il y a bien entendu l’enjeu de la reproduction du document puisque l’édition avec laquelle nous travaillons est datée de 2008 alors que l’édition originale date de 1929. Heureusement, après une brève comparaison avec l’édition originale disponible en ligne, nous constatons que l’éditeur n’a pris aucune liberté quant au contenu du livre : il s’agit d’une reproduction exacte du propos présent dans la version originale. De plus, après une brève recherche, il est facile de constater la qualité et l’intégrité de la maison d’édition. En ce qui a trait à la langue, la barrière linguistique est moindre puisque le français a connu peu de changement depuis la production de la source et étant donné qu’il ne s’agit pas d’une traduction les dangers d’interprétation linguistique sont majoritairement écartés.

            La critique d’exactitude nous pousse, pour sa part, à dénoter que le livre de Londres est un « rapport » direct de ce qu’il a vu lorsqu’il a suivi la route des caravaniers. Les informations rapportées sont donc très fiables puisqu’il a lui-même constaté les faits et qu’il était dans une bonne posture pour les observer. Malgré la véracité apparente du contenu de ce document, il est tout de même important de se méfier des biais de l’auteur, qui aurait pu chercher à déformer les faits rapportés. En effet, si nous apposons une critique de sincérité au livre de Londres, nous pouvons souligner qu’il a une potentielle sympathie envers les travailleurs africains. En revanche, étant donné la réception que connut son livre, ce dernier qui créa un tollé médiatique, nous pouvons partiellement rejeter cette hypothèse. En effet, Londres n’a certainement pas cherché à plaire au public, au contraire, il souhaitait dénoncer les pratiques ayant cours en AEF. De plus, même si son récit ne correspond pas à la version « officielle », celle de l’État français, elle concorde parfaitement aux récits d’autres observateurs indépendants comme André Gides[18]. Cela nous pousse à conclure que l’erreur ou le mensonge est assez improbable. En sommes, bien qu’il faille tout de même nous méfier des biais de l’auteur, cette source demeure essentielle et fiable en vue de notre analyse future.


[1] Albert Londres, « Le drame du Congo-Océan », dans Terre d’ébène, Paris, Arléa, 2008, p. 186‑212.

[2] Albert Londres, Terre d’ébène, Paris, Arléa, 2008, 218 p.

[3] L’article s’intitule « Sur le chemin qui va de Pointe-Noire au village de Brazzaville ».

[4] Albert Londres, Terre d’ébène, op. cit., p. 192‑193.

[5] Albert Sarraut, La mise en valeur des colonies françaises: avec onze cartes en noir et en couleurs, Paris, Payot, 1923, 663 p.

[6] Achille M’Bembe, De la postcolonie: essai sur l’imaginaire politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.

[7] Emmanuel Blanchard et Joel Glasman, Maintenir l’ordre colonial: Afrique et Madagascar (XIXe – XXe siècles), Rennes, Presses Univ. de Rennes, 2012, 220 p.

[8] Albert Londres, Terre d’ébène, op. cit., p. 218.

[9] Il s’agit vraisemblablement d’une référence à la maladie du sommeil qui touche particulièrement les régions équatoriales.

[10] Albert Londres, Terre d’ébène, op. cit., p. 220.

[11] Ibid., p. 221.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 222.

[14] Ibid., p. 223.

[15] Des administrateurs coloniaux rapportèrent que le convoi d’Ouesso, composé de 174 hommes, arriva à Brazzaville avec un effectif de 80 et aux chantiers avec un effectif de 36.

[16] Albert Londres, Terre d’ébène, op. cit., p. 234.

[17] Ibid., p. 223.

[18] André Gide, Voyage au Congo, Paris, Gallimard, 1927, 554 p.

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