L’étude du Congo-Océan, le commentaire de document

Mise en contexte du document par rapport à une interrogation intellectuelle

            Le rapport du lieutenant-colonel Allut sur le Service de la main-d’œuvre indigène du chemin de fer Congo-Océan (CFCO) présente de nombreux intérêts. Tout d’abord, il renseigne le lecteur sur les réformes importantes qui se sont opérées entre 1926 et 1931 en ce qui a trait au recrutement et aux conditions de vie des travailleurs sur les chantiers[1]. Il est aussi un témoin privilégié des mentalités européennes de l’époque : il permet de mieux interpréter les actions des administrateurs et de cerner les motivations du colonisateur. Même s’il se veut rassurant, le discours du Lieutenant-Colonel Allut témoigne des conditions désastreuses dans lesquelles vivent les administrateurs du Service de la main-d’œuvre et l’ensemble des travailleurs. Il s’agit donc d’un document qui permet au chercheur d’interroger les mécaniques sociales du travail forcé sur les chantiers du CFCO.

Note sur le cadre historique et l’origine du document

L’auteur

            Le Lieutenant-Colonel Allut est une figure assez obscure. Nous pouvons assumer qu’avant sa nomination à la tête du Service de la main-d’œuvre du Congo-Océan, il est un officier du régiment d’infanterie coloniale du Maroc puisqu’en 1935 il est promu colonel de ce dernier. À l’époque où il rédige ce rapport (de 1929 à 1931), il est à la tête du Service de la main-d’œuvre du Congo-Océan dans le Mayombe[2] au poste de M’Boulou[3].

Le discours et l’objectif

            Lorsqu’il écrit ce rapport, en juillet 1930, le lieutenant-colonel Allut est en fonction depuis environ un an. Ayant reçu la mission d’ajuster le tir en ce qui a trait à la gestion de la main-d’œuvre[4], il rédige un rapport adressé au gouverneur général de l’Afrique-Équatoriale française (AEF) dans l’objectif de prouver l’atteinte de son but. Par le biais de ce rapport, il souhaite vraisemblablement accroître le prestige de son régiment en plus de faire part de la résilience des Français, les artisans de la mission civilisatrice. Son discours, teinté des mentalités européennes de l’époque, témoigne d’un réel sentiment de supériorité vis-à-vis des travailleurs « indigènes », mais aussi d’une croyance envers le bien-fondé de la présence française en Afrique. Il importe aussi de souligner que le document est produit alors que la mortalité des travailleurs connaît un recul important. Allut profiterait donc d’une conjoncture favorable afin de tenter de redorer l’image du Mayombe, qui est mise à mal depuis près de cinq ans[5].

Reconstitution du schéma et analyse du document

Structure

            Le rapport du Lieutenant-Colonel Allut touche plusieurs thématiques. Il débute en présentant la situation initiale des travaux, plus spécifiquement la manière dont les chantiers sont administrés avant l’arrivée des militaires. Ensuite, il aborde les objectifs et la nature de la mission du Service de la main d’œuvre, à savoir, « surveiller, protéger et contrôler les travailleurs ». Enfin, il présente la structure administrative du Service de la main-d’œuvre : la hiérarchie, les postes et les rôles.

Analyse

Cette source primaire est importante puisqu’il s’agit d’un témoignage direct au sujet du fonctionnement du Service de la main-d’œuvre. Le rapport permet aussi de mesurer les « bienfaits » de la présence des militaires sur les chantiers ainsi que d’évaluer l’ampleur des réformes et les limites de ces dernières. En effet, étant donnée la nature du document, il importe au chercheur de se méfier du caractère positiviste du rapport du lieutenant-colonel français. Il permet donc, dans un premier temps, d’observer concrètement les formes de gestion, puis, dans un second temps, d’y observer ce qui nous intéresse vraiment, soit les conditions de vie des travailleurs.

Lorsqu’Allut vante les mérites de l’armée et qualifie la mission de réussite, les silences en disent davantage sur les conditions de vie des travailleurs africains que ce qu’explicitent ses mots. Alors qu’il énumère l’ensemble des maux que l’armée a enrayés, il est possible de tirer des renseignements quant à la vie sur les chantiers et des formes de résistances[6]. Qu’il s’agisse du climat, de l’alimentation, de l’habitation et des sévices physiques (vie quotidienne des travailleurs), mais aussi, des désertions et des accidents de travail (résistance), le chercheur qui effectue une lecture assidue du document constatera forcément la reproduction des schémas décrite par Romain Tiquet[7].

Bilan

            Ce document est, en raison des éléments identifiés plus haut, fort utile. Il devrait permettre au chercheur d’identifier à la fois des témoignages concernant les mentalités européennes de l’époque, les structures administratives des chantiers et la vie quotidienne des travailleurs. Bien que de nombreux aspects soient peu explicites (principalement les conditions de vie des travailleurs autochtones), d’autres sont beaucoup plus limpides. Par exemple, les structures administratives, la hiérarchie du Service de la main d’œuvre, les méthodes de commandement ainsi que la vie quotidienne des Français sont décrites de manière à ne laisser aucune ambiguïté au lecteur.

Une deuxième caractéristique positive qui ressort de l’analyse de ce document est la confirmation d’une hypothèse préalable, à savoir, l’application du cadre conceptuel de Romain Tiquet à l’étude du travail forcé en AEF. Même s’il est trop tôt pour en être certain, il faudra entre autres poursuivre l’analyse à la lumière d’autres sources primaires, l’apparition de certains éléments clés, comme la désertion et l’accident volontaire, est de bon augure. Le chercheur se penchant sur l’étude du travail forcé, de la résistance quotidienne et du CFCO sera vraisemblablement en mesure d’identifier la reproduction de certaines formes de résistances quotidiennes ayant eu cours en Afrique-Occidentale française.

Bibliographie

M’Boulou, FREJUS, 15H54 dossier 5, Le service de la main-d’oeuvre indigène du chemin de fer Congo-Océan.

FALL, Babacar. « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) ». Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, n° 41, 1993, p. 329‑336.

SAUTTER, Gilles. « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) ». Cahier d’Études africaines, vol. 7, n° 26, 1967, p. 219‑299.

TIQUET, Romain. Travail forcé et mobilisation de la main-d’oeuvre au Sénégal. Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2019, 282 p.


[1]              Voir Gilles Sautter, « Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) », Cahier d’Études africaines, vol. 7, n° 26, 1967, p. 219‑299.

[2]              Au début des travaux, les administrateurs coloniaux civils étaient responsables de la gestion des chantiers. Or, confronté à une demande criante en effectif et à l’incapacité du gouvernement colonial de pourvoir à cette demande, le Gouverneur général Antonetti confère la gestion des chantiers aux militaires. C’est sous l’appellation du Service de la main-d’œuvre du Congo-Océan que des officiers et des sous-officiers prendront le relais de l’administration civile.

[3]              Le général L’Hermite brosse un portrait très explicite de la structure du Service de la Main-d’œuvre du Congo-Océan dans un rapport reproduit en 1980; L’Hermite. Le chemin de fer Congo-Océan, 15H54, dossier 5, CHETOM, 8 p.

[4]              En 1926, les administrateurs coloniaux constatent la situation alarmante dans laquelle se retrouvent les chantiers confiés à la Société de Construction des Batignolles. En plus des conditions de travail difficiles, les camps aménagés pour les travailleurs sont insalubres, on y manque de nourriture, de médecin, de vêtement, etc. La presse anticoloniale, le Bureau International du Travail ainsi que des journalistes indépendants se retrouvent alors sur le dos de la colonie. Conscient qu’il ne peut perdre l’appui populaire en métropole, le gouvernement de la colonie lance une vaste campagne de réforme des chantiers.

[5]              Entre 1925 et 1934, une presse abondante (voir la presse anticoloniale, Le cri des peuples, et la Campagne contre le travail forcé du Bureau International du Travail) s’attaque aux travaux du chemin de fer Congo-Océan. Les plus populaires, Albert Londres et André Gides, ont, tous deux, dans des ouvrages majeurs de la littérature française (voir Terre d’ébène et Voyage au Congo) dénoncé les exactions commises à l’égard des travailleurs « indigènes ».

[6]              Voir Babacar Fall, « Le travail forcé en Afrique occidentale française (1900-1946) », Civilisations. Revue internationale d’anthropologie et de sciences humaines, n° 41, 1993, p. 329‑336 ; Romain Tiquet, Travail forcé et mobilisation de la main-d’oeuvre au Sénégal, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2019, 282 p.

[7]              Dans Travail forcé et mobilisation de la main-d’œuvre au Sénégal, Romain Tiquet étudie les conditions de travail et les résistances en situation de travail forcé. Dans son ouvrage, il démontre brillamment les formes de résistance qu’adoptent les travailleurs « indigènes ». La fuite et l’accident volontaire, notamment, sont deux exemples que l’on peut observer à la fois dans le contexte de l’AOF décrit par le chercheur et dans le rapport du lieutenant-colonel Allut.

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