Un cadre conceptuel pour étudier le chemin de fer Congo-Océan

                Dans le cadre de mon mémoire de maitrise, j’utiliserai quatre concepts : la « mise en valeur »[1], le « commandement »[2], l’espace colonial[3] et la quotidienneté[4]. Puisqu’il importe de clarifier la définition de ces concepts, ce court texte a pour objectif de les présenter succinctement.

Mise en valeur

            La colonisation de l’Afrique par le gouvernement français s’est faite en suivant une rhétorique mettant l’accent sur la « mission civilisatrice, l’exploitation et la mise en valeur d’un territoire perçu comme étant riche en ressources naturelles. Cela implique aussi d’apprendre aux « indigènes » à travailler, acquérir, dépenser et échanger. La « mise en valeur » est donc strictement à but économique, dans un objectif de profit pour l’ensemble de l’humanité : rendre accessible au marché capitaliste mondial les immenses richesses qui se trouvent sur des « territoire auparavant en friche »[5].

            Comme l’écrivent de nombreux chercheurs[6], la « mise en valeur » est une réforme des pratiques qui implique de préserver les populations de l’empire « pour des raisons morales parfois, utilitaires plus souvent, liés aux impératifs d’une exploitation rationnelle des territoires conquis »[7]. Paradoxalement, elle est, à la fois, une manière de légitimer les opérations coloniales françaises dans les territoires d’outre-mer et une manière de concevoir la période qui suit la conquête. En d’autres mots, c’est une façon d’organiser les colonies dans un objectif de production de richesses et d’exploitation des ressources[8] ou, dans les mots de Sarraut lui-même, dans l’objectif de fournir à la France « des hommes, de l’argent, des richesses, jusqu’à l’extrême limite de leurs forces »[9].

            La mise en valeur est aussi une action concertée entre l’État et des compagnies concessionnaires. Afin de mettre en valeur les territoires sous tutelle française, les gouvernements de Paris et de Brazzaville, qui renoncent à faire eux-mêmes les investissements nécessaires[10], concèdent des territoires à des entreprises afin qu’elles s’occupent du développement économique des régions concédées. Pierre angulaire de la mise en valeur, cet accord formel dictera les modalités des travaux publics dans les territoires outre-mer de l’Empire.

Commandement

            Afin de réussir à mettre en valeur le territoire colonial, il importe au colonisateur d’être en mesure de recruter suffisamment de travailleurs qui fourniront la « force vive » nécessaire aux différents projets de développement économique. Le commandement est donc une logique de contrôle et de répression afin d’amener les « indigènes » à respecter et à accomplir les directives de l’autorité coloniale.

            Pour Mbembe, le commandement est une relation d’assujettissement et de mise en place d’un système de violence. Pour ce dernier, ce système se déclinerait sous trois formes : une violence fondatrice, une violence légitimatrice et une violence de maintien. Dans le cadre de ce travail, il ne sera question que des deuxièmes et troisièmes types puisque seul l’établissement et la tentative de maintien de l’entreprise coloniale ainsi que l’exploitation des matières premières seront étudiés. Mbembe définit la phase légitimatrice ainsi : « Sa fonction était de fournir des langages et des modèles interprétatifs de l’ordre colonial, de lui donner sens, d’en justifier la nécessité. »[11]. La phase de maintien est, pour sa part, décrite de cette manière : « Se situant nettement en deçà de la guerre proprement dite, elle se répétait constamment, dans les situations les plus banales et les plus ordinaires. »[12]. De cette violence coloniale ressort alors la subordination du colonisé, qui devient, dans les mentalités européennes, un « corps-chose » que l’on peut contrôler, exploiter et modifier à son gré[13].

            Le commandement s’affirme aussi, dans le quotidien des colonisés. Il forme une nouvelle réalité pour eux, une réalité où le seul rapport que peuvent entretenir le colonisateur et le colonisé en est un de domination, de coercition et de servitude[14]. Nous appliquerons donc ce concept à la vie quotidienne sur les chantiers afin de faire ressortir le rapport de force qui dicte à la fois la manière dont seront organisés les travaux, mais aussi les relations entre les administrateurs et les travailleurs.

            Il se traduit enfin comme un système répressif qui légalise la contrainte et qui peret l’approvisionnement en main-d’œuvre et le contrôle de celle-ci[15]. Dans cette optique, nous utiliserons ce concept afin d’étudier le recrutement, la mobilisation des travailleurs nécessaires aux chantiers et le travail forcé. Durant la totalité des travaux de construction du Congo-Océan, le commandement dicte la manière dont les administrateurs coloniaux procèdent pour acheminer et contrôler la main‑d’œuvre nécessaire à la mise en valeur des colonies d’Afrique-Équatoriale française. Les administrateurs coloniaux utilisent tout d’abord un système répressif où toute infraction mène au travail[16], puis, une fois le travail forcé intégré aux structures étatiques des colonies, ils l’appliquent sous forme de prestation.

            En somme, le commandement est, dans le cadre de cette recherche, bien plus qu’un système de violence. Il s’agit avant tout d’une matrice dans laquelle se constitue un ensemble complexe de mentalités qui modulent à la fois les relations entre le colonisateur et le colonisé et la manière dont se déroule la vie quotidienne.

Espace colonial

            Ce concept a notamment été développé par Thimothy Mitchell dans son ouvrage Colonising Egypt et Paul Carter dans son ouvrage The Road to Botany Bay[17]. Selon ces derniers, l’espace colonial ne doit pas être perçu comme un espace vide, mais bien comme un territoire dont les formes et inventions sont des vecteurs d’affirmation culturelle[18]. Par exemple, l’action de nommer l’espace afin de le rendre intelligible aux Européens et étranger aux peuples autochtones est une action concrète menée par le colonisateur afin de s’approprier le territoire colonial[19].

            Dans le cadre de cette recherche, l’espace colonial s’affirme aussi sous le prisme de l’encadrement (enframing) des populations africaines[20]. L’encadrement est l’apposition d’une conception européenne du monde sur la réalité africaine, et ce, dans l’objectif d’administrer et de « mettre en valeur » le territoire colonial : « de rendre le pays aussi lisible qu’un livre »[21]. Pour y arriver, le colonisateur appose une conception géométrique du territoire, « une représentation construite sur des points fixes et des lignes précises qui rejettent les dégradés, les confins »[22]. Puis il planifie les routes (automobile ou ferroviaire) et les lieux d’habitations afin de faire « fonctionner » le territoire de la colonie et de modifier la manière dont les colonisés perçoivent leur espace[23].

Quotidienneté

            Pour Henri Lefebvre, « Le monde du quotidien est supposé absorber sans entraves les représentations du monde imposées par les détenteurs du pouvoir économique et qui coagulent facilement dans les consciences des dominés. »[24]. Le choix apparaitrait ainsi comme étant la seule manière de s’affirmer dans le quotidien, un quotidien duquel on ne peut sortir. Or, pour Michel de Certau et Michel Maffessoli, « la vie quotidienne est pensée comme une affirmation, comme une réappropriation de l’existence, […] une forme sociale souterraine et subversive [qui] est exprimée et sert de résistance face à la coercition du pouvoir »[25].

            C’est en s’intéressant à la quotidienneté que l’on peut davantage mettre en lumière les relations et la vie des chantiers. La quotidienneté pousse le chercheur à étudier d’autres éléments qu’une aliénation vide d’agentivité et ainsi éviter la stricte étude des structures de domination vue par le haut : elle lui permet de voir comment les dominé se sont approprié leur espace et l’ont ainsi transformé[26]. Le spécialiste du quotidien découvre ainsi que « La culture populaire, composée de jeux, de contes et de légendes exprime, à travers la narration, une originalité, une richesse vitale (arts de faire) difficilement limitable par le discours aseptique et technocratique imposée par la modernité. »[27].

            Les dominés ne sont pas que de simples récepteurs d’une idéologie dominante, ils ont la faculté de métamorphoser et de dévier de sens (les tactiques) une soi-disant idéologie dominante dans un espace contrôlé par ce dernier[28]. La vie quotidienne sur les chantie rs témoignera de « l’organicité d’un vouloir vivre des masses face à la domination et à l’administration de la vie collective »[29].

Bibliographie

CONSTANTINI, Dino. Mission civilisatrice, Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française. Paris, Éditions la découverte, 2008, coll. « Textes à l’appui », 287 p.

COQUERY-VIDROVITCH, Catherine. Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires 1898-1930. vol. 2, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013, 598 p.

GRANDMAISON, Olivier Le Cour. Chapitre 12 – De l’« extermination » à la « mise en valeur » des colonies : le triomphe de l’exception française (1885-1931). Paris, Presses Universitaires de France, 2013, 153‑166 p.

MARSEILLE, Jacques. Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce. Paris, Albin Michel, 1984, 462 p.

MBEMBE, Achille. De la postcolonie, Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine. Paris, Karthala, 1999, 293 p.

PASIN, Angel Enrique Carretero. « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli ». Sociétés, vol. 4, n° 78, 2002, p. 5 à 16.

RUSCIO, Alain. Le credo de l’homme blanc. Paris, Éditions Complexe, 2002, 410 p.

SARRAUT, Albert. Université d’Ottawa, MARCXML, Albert Sarraut, « La mise en valeur des colonies françaises: avec onze cartes en noir et en couleurs. Paris, Payot, 1923, 663 p.

Ottawa, Université d’Ottawa, MARCXML, La mise en valeur des colonies françaises: avec onze cartes en noir et en couleurs.

TIQUET, Romain. Travail forcé et mobilisation de la main-d’oeuvre au Sénégal. Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2019, 282 p.


[1] Albert Sarraut, La mise en valeur des colonies françaises: avec onze cartes en noir et en couleurs, Paris, Payot, 1923, 663 p.

[2] Achille Mbembe, De la postcolonie, Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 1999, 293 p.

[3] Hélène Blais, « Coloniser l’espace : Territoires, identités, spatialité », vol. 1, n° 74, 20119, p. 145‑159.

[4] Angel Enrique Carretero Pasin, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli », Sociétés, vol. 4, n° 78, 2002, p. 5 à 16.

[5] Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc, Paris, Éditions Complexe, 2002, p. 83.

[6] Olivier Le Cour Grandmaison, Chapitre 12 – De l’« extermination » à la « mise en valeur » des colonies : le triomphe de l’exception française (1885-1931), Paris, Presses Universitaires de France, 2013, 153‑166 p.; Dino Constantini, Mission civilisatrice, Le rôle de l’histoire coloniale dans la construction de l’identité politique française, Paris, Éditions la découverte, 2008, p. 113.; Alain Ruscio, Le credo de l’homme blanc, op. cit.; Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 1984, 462 p.

[7] Olivier Le Cour Grandmaison, Chapitre 12 – De l’« extermination » à la « mise en valeur » des colonies : le triomphe de l’exception française (1885-1931), op. cit., p. 154.

[8] Olivier Le Cour Grandmaison, Chapitre 12 – De l’« extermination » à la « mise en valeur » des colonies : le triomphe de l’exception française (1885-1931), op. cit.

[9] Université d’Ottawa, MARCXML, Albert Sarraut, « La mise en valeur des colonies françaises: avec onze cartes en noir et en couleurs », p.663, 1923.;

[10] Catherine Coquery-Vidrovitch, Le Congo au temps des grandes compagnies concessionnaires 1898-1930, vol. 2, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013, 598 p.

[11] Achille Mbembe, De la postcolonie, Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, op. cit., p. 43.

[12] Achille Mbembe, De la postcolonie, Essais sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 1999, p.43

[13] Ibid., p. 45.

[14] Ibid., p. 44.

[15] Romain Tiquet, Travail forcé et mobilisation de la main-d’oeuvre au Sénégal, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2019, p. 26.

[16] Ibid.

[17] Paul Carter, The road to Botany Bay: an exploration of landscape and history, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2010, 384 p.

[18] Hélène Blais, « Coloniser l’espace : Territoires, identités, spatialité », art. cit., p. 147.

[19] Ibid., p. 148.

[20] Marie-Albane De Suremain, « Cartographie coloniale et encadrement des populations en Afrique coloniale française, dans la première moitié du XXe siècle », Outre-Mers. Revue d’histoire, vol. 86, n° 324, 1999, p. 29‑64 ; Timothy Mitchell, Colonising Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 240 p.

[21] Timothy Mitchell, Colonising Egypt, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, 240 p. dans Hélène Blais, « Coloniser l’espace : Territoires, identités, spatialité », art. cit., p. 148.; Marie-Albane De Suremain, « Cartographie coloniale et encadrement des populations en Afrique coloniale française, dans la première moitié du XXe siècle », Outre-Mers. Revue d’histoire, vol. 86, n° 324, 1999, p. 29‑64

[22] Roland Pourtier, Le Gabon, vol. 1, Paris, L’Harmattan, 1989, 250 p. dans Marie-Albane De Suremain, « Cartographie coloniale et encadrement des populations en Afrique coloniale française, dans la première moitié du XXe siècle », Outre-Mers. Revue d’histoire, vol. 86, n° 324, 1999, p. 29‑64

[23] Hélène Blais, « Coloniser l’espace : Territoires, identités, spatialité », art. cit., p. 149.

[24] Angel Enrique Carretero Pasin, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli », art. cit., p. 6. En référence à Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1958, 360 p.

[25] Angel Enrique Carretero Pasin, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli », art. cit., p. 8. En référence à Michel Maffesoli, Le mystère de la conjonction, Paris, Fata Morgana, 2001, p. 127‑134. Et Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, 350 p.

[26] Alf Lüdtke, « Introduction Qu’est-ce que l’histoire du quotidien et qui la pratique », dans Histoire du quotidien, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1994, 2e édition, p. 6.

[27] Angel Enrique Carretero Pasin, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli », art. cit., p. 8.

[28] Michel de Certeau, L’invention du quotidien, op. cit., p. 61.

[29] Angel Enrique Carretero Pasin, « La quotidienneté comme objet : Henri Lefebvre et Michel Maffesoli », art. cit., p. 9. En référence à Michel Maffesoli, Le mystère de la conjonction, Paris, Fata Morgana, 2001, p. 127‑134. Et Michel de Certeau, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990, 350 p.

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